Lettre ouverte à Mme Vallaud-Belkacem
Voici ma réponse au courrier que la Ministre de l'Education, Mme Vallaud-Belkacem, a adressé aux enseigants de collège au sujet de sa réforme le 17 avril.
Madame la Ministre,
j'ai bien reçu votre dernière lettre et je l'ai lue avec intérêt. Malheureusement, comme je le craignais, elle ne contenait une fois encore que des affirmations censées nous rassurer mais qui sont la preuve d'une totale incompréhension et d'une vraie méconnaissance de votre part de la réalité quotidienne de l'enseignement des langues.
Vous dîtes : « L’amélioration des compétences des élèves passe, pour la première langue vivante, par un apprentissage dès le cours préparatoire pour tous les élèves à compter de la rentrée 2016 »: cette proclamation d'une LV1 désormais enseignée dès le CP tend à nous laisser croire que vous n'êtes absolument pas au courant de ce qu'est la réalité de l'enseignement des langues à l'école primaire ! En effet, depuis que les professeurs de langue ont été éjectés du 1° degré et qu'on a imposé aux professeurs d'école d'enseigner une langue que pour certains, ils ne maîtrisent pas suffisamment (je ne jette absolument pas la pierre à mes collègues de primaire qui font du mieux qu'ils peuvent mais à qui, je trouve, on en demande vraiment beaucoup!), la réalité est la suivante : des conditions d'apprentissage extrêmement variables d'une école à l'autre à cause du niveau en langue très hétérogène des enseignants, d'effectifs très variables, et d'horaires réellement consacrés à l'apprentissage de la langue vivante très différents aussi selon les écoles ... C’est donc un vrai leurre que d’affirmer que la LV1 débutera au CP et concrètement, le niveau des élèves continuera à être extrêmement variable selon les écoles, menant à une hétérogénéité difficilement gérable à l’entrée en 6° !
Vous ajoutez que cette amélioration des compétences passe également « par un maintien des horaires en langue vivante 1 au collège ». Encore heureux que ces horaires-là ne soient pas diminués ! Mais sans doute faudrait-il préciser que ce maintien des horaires en LV1 n'a été possible que grâce à la pression des syndicats d'enseignants qui se sont mobilisés dès que vous avez annoncé une heure de moins en LV1 en 6° ! Que se serait-il passé si personne n'avait réagi ?
Puis, vous affirmez : « [L'amélioration des compétences] passe, pour la langue vivante 2, par un démarrage en cinquième pour tous les élèves et par 54 heures de plus sur l’ensemble du collège, soit une augmentation du temps de langue vivante 2 pour tous les élèves de 25%, quand les classes bi-langues ne concernent aujourd’hui que 15,9 % des élèves de sixième et 16,7 % des élèves de cinquième. »
Là aussi, vous omettez de dire que votre première proposition consistait à étaler l'horaire actuel des 6h de LV2 (3h en 4° et 3h en 3°) sur les 3 années de 5°, 4° et 3°. Sous la pression, encore une fois, vous avez bien voulu affecter royalement une demi-heure de plus par année, ce qui fait que les élèves bénéficieront maintenant de 2,5 h par semaine de LV2 sur 3 ans. Quel gain ! 1,5 d'enseignement de LV2 en plus au total, soit 54 heures sur 3 ans...
Cela paraît merveilleux (!) dit comme ça, sauf que - tous les spécialistes de l'enseignement en langue vous le diront!- , une exposition à la langue de moins de 3 heures par semaine est complètement inefficace. Si vous jetez un petit coup d’œil chez nos voisins européens, vous pourrez constater que la grande majorité proposent minimum 4 heures aux débutants. Que voulez-vous que les professeurs de langue envisagent de faire avec 2,5 h par semaine et des groupes d'élèves à 30 ou plus (puisque nous avons appris récemment que les seuils d'effectifs de classe étaient désormais supprimés, impliquant donc qu'on pourra nous imposer des groupes à 32, 33 élèves) ?
Avec 2,5h par semaine, les professeurs de langue devront faire le choix entre avancer dans la progression des apprentissages ou proposer des tâches motivantes mais chronophages (travaux de groupe en salle informatique ou sur tablettes, création de vidéos, etc.) qui impacteront forcément la vitesse de progression.
Pourtant, l'utilisation régulière des TIC dans nos pratiques pédagogiques est aussi une demande de l'Education Nationale à laquelle nous nous sommes pliés de bonne grâce pour le plus grand bonheur de nos élèves qui voient là des tâches motivantes. Pour les pratiquer régulièrement avec mes élèves (voir les publications sur ce blog d'allemand), je peux affirmer ici qu'il sera impossible de continuer à proposer ces tâches motivantes (création d'avatars, de posters ou de films numériques, de vidéos, etc.) mais qui exigent plus de temps, si ce n'est au détriment de l'avancement du cours « classique ».
Qui plus est, en supprimant les classes bilangues et européennes, vous condamnez les langues autres que l'anglais à ne plus exister qu'en tant que LV2, ce qui implique aussi pour certaines langues un horaire de 7,5h maximum sur un collège : ça sera le cas pour de très nombreux professeurs d'allemand. Cela implique donc un service à partager sur 3 établissements avec tout ce que cela signifie en terme de fatigue et de complication d'organisation. Pensez-vous que des enseignants subissant de telles contraintes professionnelles auront encore l'énergie et la motivation pour mener des projets tels que des projets TIC ou des échanges scolaires ? Je peux vous dire que pour ma part, j'y renoncerai très certainement, même si cela m'en coûtera !
Les conséquences de cette mesure dont vous êtes persuadée qu'elle représente un progrès pour l'enseignement des langues, seront les suivantes : Un grand nombre d’élèves (ceux des filières bilangues et/ou européennes) vont perdre énormément d’heures d’enseignement en langue en échange d’un « profit » de 54h sur le total de leur scolarité pour tous les élèves, profit très relatif et extrêmement discutable étant donné les conditions d'enseignement évoquées ci-dessus.
Résultat : le niveau des élèves va fortement baisser parce que l'exposition à la langue sera trop faible, que les projets motivants disparaîtront, et que automatiquement, du fait de la faible importance réservée à la LV2 dans leur emploi du temps, les élèves auront tendance à moins s'investir, considérant la LV2 comme une matière « secondaire » (ce qu'elle devient effectivement, de fait , par le petit horaire qui lui est réservé).
Il sera impossible d’amener les futurs hispanistes ou germanistes à un niveau B1 en fin de 3° comme c’était le cas grâce aux classes européennes et aux bilangues. La Certification européenne de niveau B1 (qui faisait partie du plan de relance de l'enseignement de l'allemand) ne pourra donc plus être proposée aux élèves. Ce niveau B1 sera même difficilement atteignable en fin de lycée par la majorité des élèves vu les conditions d’enseignement (effectifs pléthoriques, horaires minimalistes).
Les élèves motivés par l’allemand ou l’espagnol n’auront donc plus la possibilité de bénéficier d’un enseignement ambitieux et exigeant, les filières européennes du lycée disparaîtront à leur tour par faute de candidats ayant le niveau requis. Ne parlons même pas des sections Bachibac ou Abibac qui sont condamnées elles aussi à très court terme !
Tous les élèves devront donc se contenter de 2,5 h par semaine (voire moins en lycée !) tout au long de leur scolarité avec des profs moins dynamiques et plus fatigués (plus de groupes classes, service sur plusieurs établissements) dans des classes la plupart du temps surchargées.
Qui plus est, un autre effet pervers de cette mesure sera la disparition à moyen terme de l'allemand dans les collèges. Pourquoi ? Tout simplement parce que l'expérience nous a prouvé que dès que l'allemand est en concurrence de choix avec une autre langue (anglais en LV1 ou espagnol en LV2), il est perdant ! Je parle en connaissance de cause puisque j'enseigne cette langue depuis 22 ans maintenant et que j'ai passé chaque année un nombre d'heures relativement important à essayer de convaincre des élèves et leurs parents que le choix de l'allemand était un choix judicieux, mais cela pour arriver à recruter, dans le meilleur des cas 20 élèves et dans le pire 6, et ceci dans des collèges accueillant entre 700 et 800 élèves ... Dans l'établissement où j'enseigne actuellement, je n'ai réussi à recruter de nouveau des germanistes en nombre conséquent que grâce à la création des bilangues… En condamnant l'allemand à ne plus exister qu'en LV2 dans 90 % des collèges de France, vous organisez de façon très efficace une chute spectaculaire des effectifs de germanistes et donc, à très moyen terme la disparition de l'allemand de la carte des langues proposées dans les collèges français.
« Afin de promouvoir la diversité linguistique, la nouvelle organisation du collège prévoit parallèlement que les élèves qui ont bénéficié de l’enseignement d’une langue vivante étrangère autre que l’anglais à l’école élémentaire peuvent se voir proposer de poursuivre l’apprentissage de cette langue en même temps que l’enseignement de l’anglais dès la classe de sixième. »
Comment pouvez-vous croire sérieusement, Madame la Ministre, qu'en annonçant aux parents que désormais, la LV1 sera apprise dès le Cours Préparatoire, vous trouverez encore des familles capables de faire un choix autre que celui de l'anglais en école primaire ? L'anglais est devenue la langue internationale de référence, celle qu'il faut absolument pouvoir maîtriser, ce qui explique qu'à l'heure actuelle, les parents font le choix de cette langue à 93 % pour leurs enfants à l'école primaire. Et qui pourrait le leur reprocher ?
Qui plus est, pour les quelques-uns qui souhaiteraient braver la tendance générale, comment l'enseignement pourra-t-il être organisé de manière efficace dans les écoles ? Avec un tout petit groupe de germanistes ou d'hispanistes, les difficultés d'organisation seront nombreuses et pourront décourager même les enseignants les plus motivés !!
Croire qu'en proposant aux parents la possibilité pour leur enfant d'apprendre l'anglais dès la 6° s'il a appris une autre langue en école primaire, vous recréerez de la diversité linguistique à l'école est une utopie et témoigne d'une méconnaissance totale de la réalité du terrain !!
Enfin, vous ajoutez : « Je demanderai par ailleurs aux recteurs d’académie et aux directeurs académiques des services de l’éducation nationale de construire une nouvelle carte des langues de l’école au collège assurant la diversité linguistique et la continuité des parcours d’apprentissage des langues. Cette diversité devra bénéficier en particulier à l’apprentissage de l’allemand à l’école et au collège. »
Croyez-vous vraiment que vous pourrez imposer aux parents un choix de langue ?
Pour finir, Madame la Ministre, je vous propose une petite réflexion sur le terme de « Collège pour tous » puisque si je vous comprends bien, c'est sur cette notion essentielle que repose votre proposition de réforme.
Apparemment, votre interprétation diffère de celle d'un très grand nombre d'enseignants sur un point essentiel.
En effet, selon vos arguments, le « Collège pour tous » signifierait qu’il faille que tous les élèves, quel que soit leur profil, bénéficient exactement du même enseignement : c'est au nom de cet égalitarisme que vous supprimez les classes bilangues et européennes au profit de 54 heures de LV2 de plus pour tous les élèves. Si c'est le cas, il faut avoir le courage de pousser le raisonnement jusqu'au bout : si on supprime les filières attirant des élèves de bon niveau au profil scolaire et volontaire, alors, il faut aussi supprimer tous les dispositifs spécifiques aux élèves en difficulté (ATP, projet élèves en décrochage, projet élèves dyslexiques, filière Option Découverte professionnelle, etc.).
Pourquoi faire 2 poids, 2 mesures ? Pourquoi ne donner qu'aux élèves en difficulté ou en échec ? Le «collège pour tous » ne devrait-il pas proposer des solutions adaptées à tous les élèves, quel que soit leur profil ?
D'ailleurs, croyez-vous vraiment qu'à l'heure où une grande partie de nos élèves ont déjà du mal à maîtriser leur propre langue maternelle, et alors qu'on va leur demander d'apprendre à maîtriser une 2° langue dès le CP, il soit vraiment utile de leur imposer à tous une 3° langue dès la 5° ?
Ne vaudrait-il pas mieux adapter notre offre aux profils extrêmement hétérogènes de nos élèves ?
Le « Collège pour tous » doit, à mon avis, pouvoir tenir compte de tous les types d’élèves. Or , vous retirez aux élèves volontaires et motivés des filières performantes et ambitieuses, sans que la contre-partie soit réellement judicieuse et efficace.
De plus, vous taxez ces filières d'élitisme. Ignorez-vous toujours, Madame, que nombre des ces filières existent dans des collèges ruraux ou de zones défavorisées et accueillent des élèves de tous les milieux sociaux, offrant justement à beaucoup d'enfants un accès renforcé à la langue et une ouverture à des cultures européennes dont ils n'auraient jamais pu bénéficier dans le cadre familial ?
Avec le volet langues de votre réforme, Mme Vallaud-Belkacem , vous proposez tout simplement un nivellement vers le bas et favorisez la discrimination sociale puisque seuls les enfants de milieux sociaux favorisés pourront bénéficier de cours de langue particuliers ou de séjours linguistiques pour pallier à un enseignement désormais déficient dans certaines langues.
Qui plus est, la présence des classes bilangues et européennes permettaient de maintenir une mixité sociale dans certains collèges de zones défavorisées ou rurales. En supprimant ces filières, Mme la Ministre, vous provoquerez la fuite des élèves attirés par ces filières ambitieuses vers d'autres établissements et donc, vous détruirez cet équilibre de mixité sociale.
Le paradoxe est donc là : alors que vous justifiez la suppression des classes bilangues et européennes comme un moyen de lutter contre la discrimination sociale, vous allez au contraire augmenter ces inégalités et certainement aussi ghettoïser un grand nombre de collèges en supprimant la mixité sociale que permet la présence de telles filières.
Pour conclure, Madame la Ministre, je me demande vraiment si vous êtes réellement de bonne foi quand vous assurez que votre réforme est très favorable aux langues et que vous êtes particulièrement attachée à la diversité linguistique. J'aimerais beaucoup croire en votre sincérité mais votre surdité à nos très nombreux cris d'alarme me laisse perplexe et très inquiète.
Pour ma part, je vous conseillerais de troquer vos divers conseillers de bureau contre plusieurs personnes de terrain (des principaux de collège, des directeurs d'école primaire, des profs de langue, des professeurs des écoles, des parents d'élèves de tout type d'élèves), avant de proposer une réforme dont les conséquences seront l'inverse de ce que vous souhaitez apparemment …
Comme je suis d'une nature optimiste, je vous conserve mes salutations respectueuses car j’ai encore l’espoir que vous soyez une femme de raison, qui n’agit que pour le bien de l’Ecole et de l’Education et que vous reviendrez donc sur cette suppression des classes bilangues et européennes.
Anne Cézac